III. Les dangers de la corégulationIII.1. Centralisation et concentration des pouvoirs
L'organisme vise à coréguler Internet, or Internet n'est ni un média, ni un service, ni un secteur d'activité. Il s'agit d'une infrastructure de réseaux hétérogènes permettant de véhiculer de nombreux services et usages dans des secteurs divers, jusque là encadrés par des instances, autorités et organismes de contrôle propres à ces secteurs.
Par ailleurs, tout le monde est potentiellement amené à utiliser Internet : intermédiaires techniques, acteurs du commerce électronique, mais surtout tout individu ou organisme, privé ou public, dans son rôle citoyen comme dans ses activités de consommation.
Ainsi, l'organisme de corégulation centralisera, harmonisera, et finalement prévaudra sur les instances actuelles de contrôle, ses décisions s'appliquant à tous.
À titre d'exemple, l'une des missions fixées pour l'organisme de corégulation est « l'élaboration et l'homologation de contrats types et de codes de bonne conduite ». Cela signifie que l'organisme prévaudra entre autres sur le Conseil National de la Consommation.
Il prévaudra même à terme, de fait sinon de droit, sur la Commission Nationale Informatique et Libertés. On nous traitera sans doute de Cassandre, mais à l'heure du développement du commerce électronique à n'importe quel prix - notamment au prix de la protection de la vie privée et des données personnelles, qui sont devenues la première valeur marchande du commerce électronique -, comment interpréter l'affirmation que l'autorégulation « apporte en effet dans de nombreux secteurs d'activité une réponse satisfaisante (marketing direct et téléphonique, publicité, vente par correspondance ...) » ?
Plutôt que de concentrer tous les pouvoirs dans les mains d'un organisme privé, laissons donc les différentes instances de contrôle démocratique continuer leur travail dans leur secteur, sur Internet et hors Internet.
III.2. Instauration d'un régime d'exception au droit commun et menace sur la liberté d'expression
Les contenus publiquement véhiculés sur le réseau Internet sont émis par des auteurs très divers : on trouve sur Internet des données émises par les pouvoirs publics, par des organes de presse écrite, par des médias audiovisuels, par des entreprises, par des associations, par des syndicats, et par tout citoyen.
Or l'organisme de corégulation serait chargé de « veiller à la déontologie des contenus véhiculés sur les réseaux, sur le principe de l'autorégulation ». Parler de « déontologie des contenus » est un non-sens : il n'y a de déontologie que de métier.
Ainsi, les journalistes, les avocats, les médecins, ont leurs codes de déontologie ; les entreprises n'ont pas de déontologie : elles obéissent à plusieurs codes, comme le Code de la consommation, le Code de la concurrence, mais aussi le Code du travail ; le ridicule atteint des sommets lorsque l'on invoque une « déontologie du citoyen » : jusqu'à preuve du contraire, cette « déontologie », c'est le droit commun, c'est-à-dire l'ensemble des règles dont une société veut se doter, codifié dans notre pays par la loi et par la Constitution, loi suprême.
L'instance de contrôle de cette « déontologie »-là demeure à ce jour les tribunaux, devant lesquels nous restons tous justiciables, sur Internet ou hors Internet, comme en témoigne une récente condamnation pour propos racistes tenus publiquement sur Internet.
Pourtant, avec un organisme de corégulation et des dispositions législatives comme celles adoptées, dans le cadre de la loi sur la liberté de communication, par le Sénat en première lecture ou l'Assemblée nationale en deuxième lecture, c'est le droit d'expression sur Internet qui est menacé. Cela poursuit et aggrave le combat inégal « du pot de fer contre le pot de terre » : quel intermédiaire technique, mis en demeure par une grande entreprise de supprimer le contenu d'un site personnel, associatif ou syndical qui lui déplait en prétextant que ce site est diffamatoire, hésitera un seul instant à s'exécuter ? Quelle protection sera alors offerte à l'éditeur ? Ici encore, seule une instance judicaire peut être habilitée à prendre une décision de cet ordre.
III.3. Instauration d'une police et d'une justice privées
L'une des manifestations les plus flagrantes de ce régime d'exception au droit commun pour Internet est la volonté d'instaurer une « ligne d'appel d'urgence destinée à recueillir les observations des usagers, afin de les signaler, si nécessaire, aux intermédiaires concernés ».
Cette ligne d'appel d'urgence est censée répondre à la nécessité - réelle et légitime - de lutter contre les contenus illégaux sur Internet, en particulier dans les affaires de pédophilie. Des systèmes équivalents existent dans certains pays : Autriche, États-Unis, Irlande, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni, ... L'annexe 2 de ce document passe en revue les différents systèmes existants.
Ces lignes d'urgences sont le plus souvent gérées par des organismes privés, notamment composés des intermédiaires techniques mentionnés. Rares sont les cas où la police ou la justice est partie prenante à ces organismes.
La plupart de ces lignes d'urgence sont gérées ainsi : l'auteur du contenu - jusqu'ici d'ailleurs simplement présumé illégal -, et/ou son fournisseur d'accès, de service ou d'hébergement, est enjoint de supprimer ce contenu, de sorte qu'il ne soit plus disponible publiquement sur Internet. Dans certaines circonstances le cas est transmis à la police ou aux tribunaux. La situation la plus courante est de transmettre le cas aux services répressifs uniquement lorsque l'auteur du contenu ou l'intermédiaire technique n'a pas obtempéré à l'injonction de l'organisme privé.
Il convient d'analyser ce mode de gestion de ligne d'urgence : finalement, son objectif est de « nettoyer Internet », et non pas d'identifier les - présumés - responsables d'actes supposés criminels ou délictueux pour ensuite les sanctionner.
Cet objectif n'est pas surprenant de la part de groupes d'intérêts privés, dont le but est évidemment de « créer la confiance du consommateur », en lui proposant un Internet propre et en ordre afin qu'il vienne consommer toujours plus, et en toute quiétude : l'objectif de ces entreprises est de ne pas perdre l'immense marché potentiel des familles non encore connectées à Internet.
Il est en revanche inacceptable que cette attitude de Tartuffe soit encouragée par les pouvoirs publics : leur rôle n'est-il pas au contraire de faire en sorte que les responsables de crimes et délits soient identifiés et sanctionnés ? Pourquoi alors veulent-ils mettre en place des méthodes et des organismes qui vont se substituer aux services de police et de justice (sans présenter les mêmes garanties de procédure contradictoire), voire risquer d'entraver leurs investigations, en informant les auteurs d'actes graves, et en éliminant les preuves de ces actes ?
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