Filtrage du site négationniste Aaargh : une victoire à la Pyrrhus pour les défenseurs des droits de l'homme
Communiqué de presse d'IRIS - 15 juin 2005
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Une ordonnance de référé rendue le 13 juin 2005 par le tribunal de grande instance de Paris impose à plusieurs fournisseurs d'accès français le filtrage d'un site Internet négationniste hébergé aux États-Unis. L'ordonnance est fondée sur l'application de l'article 6-I-8 de la loi pour la confiance dans l'économie numérique (LEN).
Depuis l'adoption de la LEN, en effet, « l'autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête, à toute personne mentionnée au 2 [les hébergeurs] ou, à défaut, à toute personne mentionnée au 1 [les fournisseurs d'accès], toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication au public en ligne ».
Victime de dommage ou prescripteur de la norme sociale ?
Il devient ainsi possible dorénavant d'empêcher la simple consultation, par des abonnés à des fournisseurs d'accès français, de contenus hébergés - par ailleurs tout à fait légalement - à l'étranger. Des demandes similaires avaient déjà été exprimées dans le passé, avec plus ou moins de succès. Elles n'avaient pas été satisfaites lors de l'affaire Front14 en 2001. En 2000, un épisode de l'interminable affaire Yahoo avait imposé à la société Yahoo France d'enjoindre ses utilisateurs, par ses conditions contractuelles d'utilisation du service, d'« interrompre la consultation du site concerné sauf à encourir les sanctions prévues par la législation française ou à répondre à des actions en justice initiées à son encontre », sanctions au demeurant inexistantes à l'époque, et encore à ce jour.
Il n'existe pas, en effet, du moins en France, d'« infraction de consultation de sites interdits ». Cela ne semble pas pour autant empêcher que des mauvaises lois comme la LEN agissent comme palliatif à ce que certains considèrent apparemment comme une lacune. Cela n'empêche pas non plus de les invoquer, et à présent d'obtenir gain de cause au nom du « dommage » causé, que ceux qui s'en considèrent les victimes entendent faire cesser, voire prévenir, décidant ainsi dans la pratique de ce qui se peut lire et de ce qui doit être censuré.
Ainsi se construit, par subtils glissements, le transfert de la surveillance, du contrôle, et, in fine, de la culpabilité, vers le citoyen. Ainsi se cautionne, subrepticement, le passage du statut de « victime d'un dommage occasionné » à la nettement plus enviable posture de prescripteur de la norme sociale, définissant le licite et l'illicite, le permis et l'interdit.
Paradoxe contre-productif
Il n'est sans doute pas utile de rappeler aujourd'hui l'ensemble des arguments contre le filtrage. L'AFA (Association française des fournisseurs d'accès), s'en charge en partie, dans sa promptitude à réagir dès lors que ses intérêts commerciaux sont en jeu. Pour le reste, et notamment la question démocratique, l'association IRIS (Imaginons un réseau Internet solidaire) s'est suffisamment exprimée par le passé à cet égard, comme en témoignent les nombreux documents publiés sur le site de l'association.
Il demeure l'incompréhensible paradoxe dans lequel s'emprisonnent certaines des associations à l'origine de l'action judiciaire menée. Comment combattre certaines lois - la LEN, mais aussi précédemment la loi Gayssot - et ensuite les invoquer ? Comment utiliser des procédés et des procédures que l'on dénonce lorsqu'ils sont mis en oeuvre par d'autres, parfois par des gouvernements antidémocratiques dont l'on ne cesse par ailleurs de dénoncer les atteintes à la liberté de la presse et aux droits de l'homme ? Comment faire barrage à la progression d'un ordre moral alors qu'on aura légitimé les méthodes que ses tenants ne manqueront pas d'utiliser à leur tour ? Comment enfin s'insurger contre la répression du mouvement social lorsque ses commanditaires étoufferont la parole des syndicats et associations par des moyens que l'on aura soi-même cautionnés ?
Plus généralement, y compris lorsque le but poursuivi est seulement pragmatique et vise à influencer des décisions internationales en matière de compétence des juridictions, ou d'harmonisation des législations, la méthode demeure contre-productive. Le Protocole additionnel à la Convention du Conseil de l'Europe sur la cybercriminalité, visant à incriminer les actes racistes et xénophobes commis par le biais de systèmes informatiques, restera lettre morte dans les pays spécifiquement ciblés, alors même que la Convention elle-même est entrée en vigueur, et a été ratifiée en mai dernier par la France, avec toutes les atteintes aux droits et aux libertés qu'elle autorise désormais. Le projet de Décision-cadre de l'Union européenne sur la lutte contre le racisme et la xénophobie vient d'être abandonné ce mois-ci, après avoir achoppé notamment sur la question du négationnisme que plusieurs pays refusent de réprimer légalement, alors même que la décision aurait pu aboutir, s'agissant de la répression des infractions racistes et xénophobes. Encore une occasion manquée d'harmoniser, dans 25 pays, la criminalisation du racisme et de la xénophobie.
Le réexamen de la LEN plus que jamais à l'ordre du jour
La décision de filtrage du site négationniste Aaargh, hébergé aux États-Unis, ne constitue que les prémices d'un processus plus global. Les nombreux autres effets pervers de cette loi ne tarderont pas à se révéler. Comme l'a déjà déclaré IRIS à la suite de la validation de la LEN par le Conseil constitutionnel, seul le réexamen des dispositions de la loi pour la confiance dans l'économie numérique permettra d'endiguer ce processus.
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