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Loi sur la liberté de communication

Arrêtons le ping-pong jurisprudentiel et législatif !
IRIS - 26 mai 2000

Ce texte exprime l'analyse d'Iris sur l'incohérence de la jurisprudence française relative à la responsabilité des intermédiaires techniques, montrant la nécessité du rétablissement des amendements à la loi sur la liberté de communication votés en première lecture à l'Assemblée nationale.

Iris en appelle à la responsabilité du législateur, qui ne peut, en démocratie, laisser les juges faire la loi, alors que leur rôle se limite à dire le droit.

L'UEJF déboutée de sa plainte contre Multimania

Le tribunal de Grande Instance de Nanterre a rendu son jugement le 24 mai 2000 dans l'affaire opposant l'UEJF à Multimania. L'UEJF poursuivait Multimania, chez qui un utilisateur avait hébergé un site nazi, pour manquement à ses obligations de prudence et pour négligence. La plainte de l'UEJF est rejetée et aucune poursuite n'est engagée contre Multimania.

IRIS se félicite que le tribunal ait reconnu que l'intermédiaire technique d'hébergement ne peut pas tout connaître des pages qu'il héberge, notamment à partir du simple intitulé d'un site.

Toutefois, le problème de fond de la responsabilité des intermédiaires techniques demeure entier, à la veille de l'examen en seconde lecture par le Sénat de la loi sur la liberté de communication (le 29 mai prochain) [1].

Le ping-pong jurisprudentiel

Le jugement rendu le 24 mai par le TGI de Nanterre, s'il est satisfaisant pour la société Multimania, n'est que le dernier coup en date dans ce véritable ping-pong de jurisprudence au sujet de la responsabilité des intermédiaires techniques auquel nous assistons en France depuis 1996.

Aux six affaires répertoriées et commentées sur le site de l'avocate Valérie Sédallian [2], dont deux concernent les fournisseurs d'accès et quatre les fournisseurs d'hébergement, viennent s'ajouter trois jugements récents : celui rendu contre Multimania et d'autres sociétés commerciales le 8 décembre 1999 par le TGI de Nanterre pour avoir hébergé divers sites portant atteinte au droit à l'image de la plaignante, celui rendu contre Altern le 24 mars 2000 par le TGI de Paris pour avoir hébergé le site « calimero » et celui rendu en faveur de Multimania le 24 mai 2000 par le TGI de Nanterre dans le cas de l'hébergement du site nazi « nsdap ». On trouve le texte de la plupart des jugements sur différents sites [3].

En tout, sur neuf affaires, deux concernent des fournisseurs d'accès et sept des fournisseurs d'hébergement. Dans les deux cas, les fournisseurs d'accès n'ont pas été reconnus responsables. Les fournisseurs d'hébergement ont été reconnus responsables dans quatre cas sur sept.

Bien évidemment, chaque affaire est différente, et la responsabilité ou l'absence de responsabilité des intermédiaires techniques est déduite de raisonnements différents, prenant en compte des circonstances différentes. Il n'en reste pas moins que la jurisprudence « ballotante », voire contradictoire, qui s'ensuit ne peut être sérieusement invoquée : il suffit de se référer à une affaire pour que la contradiction soit immédiatement apportée par une autre affaire.

« Les magistrats doivent appliquer la loi, et non la faire »

Cette évidence démocratique, rappelée par la garde des Sceaux pour défendre la réforme de la Justice, s'applique également au problème de la responsabilité des prestataires techniques.

En l'absence de législation claire et précise sur la responsabilité des prestataires techniques, les juges statuent dans un grand nombre de cas sur l'applicabilité de l'article 1383 du code civil, c'est-à-dire sur une « obligation de prudence et de diligence » de la part du fournisseur d'hébergement. Mais ils vont plus loin : ils décident parfois que le fournisseur d'hébergement est un directeur de publication et parfois qu'il ne l'est pas, ils décident parfois que le fournisseur d'hébergement doit contrôler les contenus avant qu'ils ne soient mis en ligne par leurs auteurs et parfois que le contrôle ne doit être effectué que sur signalement, ils décident parfois que le fournisseur d'hébergement doit contrôler l'identité des auteurs de sites hébergés et parfois que cela n'entre pas dans ses missions... Certaines décisions, et c'est le cas du jugement rendu contre la société américaine Yahoo Inc. le 22 mai 2000 par le tribunal correctionnel de Paris au sujet de l'accès à son site d'enchères à partir du territoire français, vont même jusqu'à appliquer la loi française à une organisation étrangère, établie à l'étranger, dont les activités sont pourtant légales vis-à-vis de la législation de son pays.

Effervescence médiatique, émotion populaire, importance des plaignants ou des défendeurs, air du temps ou tout simplement désemparement extrême devant la difficulté du problème et l'absence de législation précise ? Quelle que soit l'explication, elle ne saurait faire oublier que les juges se déclarent rarement incompétents dans ces affaires. Ils ne se contentent plus de dire le droit, ils entendent à présent faire la loi.

Le législateur doit prendre ses responsabilités

Les conséquences de cette situation sont là : la porte est ouverte à toutes les folies de plaignants dont les intentions sont parfois simplement vénales, l'insécurité est totale pour toute une profession, les libertés et droits fondamentaux sont bafoués.

Seul le législateur peut arrêter cette dérive et mettre un terme à l'incohérence de cette jurisprudence. Il doit faire la loi, donnant ainsi les moyens aux juges de dire le droit sans outrepasser leur fonction.

Or que fait le législateur français ?

Le législateur français a adopté, le 27 mai 1999 en première lecture à l'Assemblée nationale, un texte en faveur de la démocratie et des libertés marquant un tournant dans l'histoire de l'Internet français, et même international. Ce texte, équilibrant les libertés et les responsabilités de chacun, était soutenu par le gouvernement, et il a été salué par la majorité des acteurs. Il ne restait qu'à l'étendre à la responsabilité pénale.

Mais certains intérêts particuliers se sont ensuite fait entendre. Certains groupes de pression se sont exprimés publiquement [4], d'autres moins publiquement, en allant jusqu'à suggérer à des conseillers ministériels que les données de consultation de sites négationnistes soient retenues comme significatives d'une adhésion à ces thèses, ou encore jusqu'à proposer des amendements permettant à des associations ayant capacité à se porter partie civile d'imposer aux intermédiaires techniques la suppression de contenus qu'ils hébergeraient [5].

Fort heureusement, ces groupes de pression n'ont pas été suivis sur ces folles exigences : comment en effet identifier et dévoiler les négationnistes pour lutter contre eux, par exemple en participant à des actions pédagogiques [6] ou encore en les empêchant d'infiltrer certaines associations afin de les détourner de leurs objectifs, sans prendre connaissance des sites sur lesquels ils s'expriment ? Comment donner à des associations, aussi légitimes soient-elles, les pouvoirs d'un juge sans instaurer une justice privée dans notre pays ?

En revanche, ces groupes de pression ont réussi à se faire entendre avec un résultat plus pernicieux, et, depuis, les articles de la loi sur la liberté de communication portant sur la responsabilité des intermédiaires techniques ne cessent d'être modifiés, que ce soit sous l'impulsion du gouvernement, des sénateurs ou des députés [7]. Sur la question de la responsabilité des intermédiaires, l'examen de la loi ballote à présent tout autant que la jurisprudence.

Le texte de loi sera définitif après la troisième lecture à l'Assemblée nationale, censée intervenir avant la fin de la session parlementaire actuelle (29 juin 2000). Il y a urgence à rétablir les dispositions adoptées en première lecture par la même Assemblée, car à défaut, le ping-pong jurisprudentiel ne peut que se poursuivre.

La nécessité du rétablissement des dispositions adoptées à l'Assemblée nationale en première lecture

Ceux qui seraient en désaccord avec les dispositions adoptées par l'Assemblée nationale en première lecture ne peuvent pas nier pour autant que seules ces dispositions permettent d'éviter la jurisprudence « ballotante » actuelle.

En effet, les nouvelles versions du texte ont introduit la notion de « diligences appropriées » de la part de l'intermédiaire technique. L'AFA, qui avait dénoncé le fait que « le Sénat propose de déléguer les pouvoirs du juge aux plaignants » [8], ne conteste plus cette notion de « diligences appropriées », pour se contenter de dénoncer l'identification volontaire des pages web [9]. L'AFA a tort d'accepter cette disposition. Si IRIS est restée ferme sur cette question [10], c'est justement parce que cette notion de « diligences appropriées », sans plus de précision, signifie le statu quo par rapport à la situation actuelle : les juges apprécieront aussi différemment les « diligences appropriées » qu'ils apprécient aujourd'hui l'applicabilité de l'article 1383 du code civil. Quelle différence, dans le contexte de la responsabilité de l'intermédiaire technique, entre une « obligation de prudence et de diligence » et une « obligation de diligences appropriées » ? Il n'y a aucune différence, sauf peut-être l'illusion d'un « signal politique fort » à une opinion mal informée par des médias à la légèreté critiquable.

La seule solution est que les « diligences appropriées » soient précisées dans la loi. C'est exactement ce que dit le texte adopté en première lecture par l'Assemblée nationale : la diligence appropriée revient dans ce cas pour l'intermédiaire technique à, « ayant été saisi par une autorité judiciaire, agir promptement pour empêcher l'accès à un contenu, sous réserve d'en assurer directement le stockage ». C'est également en accord avec la Directive européenne sur le commerce électronique adoptée le 4 mai 2000 [11]. C'est la solution respectueuse de la démocratie et des libertés reconnues en France, comme le précise l'article 34 de la Constitution. C'est enfin rappelé par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui indique que des dispositions touchant aux libertés publiques doivent être précisées dans la loi.

Avec cette solution, le juge se contentera alors d'apprécier le contenu incriminé et de juger son auteur, selon le droit commun. Dans les cas où la loi l'y autorise, il pourra ordonner de mettre fin à la disponibilité publique de ce contenu.

Concernant l'identification des pages web, l'article 43-6-4 de la loi sur la liberté de communication, introduit par l'Assemblée nationale en deuxième lecture sous l'impulsion du gouvernement, et repris en substance dans les propositions de la commission des affaires culturelles du Sénat, est attentatoire aux libertés individuelles, pour les raisons rappelées par IRIS dans son communiqué de presse suite au vote de l'Assemblée nationale en deuxième lecture [10].

Cet article ne respecte pas les principes de proportionnalité et de finalité constamment réaffirmés par la jurisprudence europénne et il empêche l'exercice des droits consacrés dans la loi du 6 janvier 1978 relative à l'informatique et aux libertés [12] : quid en effet du droit d'accès aux données personnelles qui seront ainsi collectées puisque mises à disposition publique, quid des contrôles sur les traitements de ces données ? Il est potentiellement dangereux pour la sécurité des personnes, et notamment des mineurs, qui n'hésiteront pas à indiquer en toute innocence leurs coordonnées complètes sur leurs pages personnelles, pensant à tort que « ceux qui n'ont rien à se reprocher n'ont rien à cacher ». Il conviendrait enfin d'examiner sa compatibilité avec la Directive 95/46/CE relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données personnelles [13] et la Directive 97/66/CE sur le traitement des données personnelles et la protection de la vie privée dans le secteur des télécommunications [14]. Le quatorzième considérant de la Directive européenne sur le commerce électronique [11] précise en effet que « la mise en oeuvre et l'application de la présente directive devraient être conformes aux principes relatifs à la protection des données à caractère personnel, notamment pour ce qui est des communications commerciales non sollicitées et de la responsabilité des intermédiaires ».

Là encore, la solution est le rétablissement du texte adopté par l'Assemblée nationale en première lecture, qui permet l'identification d'un auteur de contenu litigieux. En effet, l'obtention par un juge des données normalement en possession du fournisseur d'hébergement et du fournisseur d'accès sont suffisantes à l'identification. Les cas, extrêmement marginaux, d'anonymat total (au moyen par exemple d'anonymiseurs situés à l'étranger), resteront non résolus, de même qu'ils ne sont pas résolus avec les dispositions nouvellement introduites, largement contestables et potentiellement très dangereuses.

Références

[1] Dossier d'Iris sur la loi liberté de communication :
http://www.iris.sgdg.org/actions/loi-comm

[2] Site web « L'Internet juridique » de Valérie Sédaillan :
http://www.internet-juridique.net

[3] Voir en particulier les sites web « Juriscom » et « Legalis » :
http://www.juriscom.net et http://www.legalis.net

[4] Communiqué commun de la SACEM et du SNEP :
http://www.sacem.org/actus/zoom/snpe.html

[5] Informations rapportées aux représentants d'Iris au cours de certaines entrevues.

[6] Voir le site web « Ressources documentaires sur le génocide nazi et sa négation » :
http://www.anti-rev.org

[7] Tableau des évolutions de la loi liberté de communication :
http://www.iris.sgdg.org/actions/loi-comm/iris-tab-evol.html

[8] Communiqué de presse de l'AFA suite au vote du Sénat en première lecture :
http://www.iris.sgdg.org/actions/loi-comm/comm-afa-senat.html

[9] Communiqué de presse de l'AFA suite au vote de l'Assemblée nationale en deuxième lecture :
http://www.iris.sgdg.org/actions/loi-comm/comm-afa-an2.html

[10] Communiqués de presse d'IRIS suite aux propositions de la commission des affaires culturelles et au vote de l'Assemblée nationale en deuxième lecture :
http://www.iris.sgdg.org/info-debat/comm-caf-an0300.html, et
http://www.iris.sgdg.org/info-debat/vote2-an0300.html

[11] Directive européenne sur le commerce électronique, passages relatifs à la responsabilité des intermédiaires techniques :
http://www.iris.sgdg.org/actions/loi-comm/iris-dir-ecomm.html

[12] Loi 78-17 du 6 janvier 1978 :
http://www.cnil.fr/textes/text02.htm

[13] Directive européenne 95/46/CE :
http://europa.eu.int/eur-lex/fr/lif/dat/1995/fr_395L0046.html

[14] Directive européenne 97/66/CE :
http://europa.eu.int/eur-lex/fr/lif/dat/1997/fr_397L0066.html

 

(dernière mise à jour le 16/06/2019) - webmestre@iris.sgdg.org