Intervention en qualité de « grand témoin »
de Joël Boyer, secrétaire général de la CNIL
[Texte mis à disposition publique par Iris sur son site avec l'accord de l'auteur]
Paris, le 11 septembre 2001
Joël Boyer
magistrat, secrétaire général chargé des affaires juridiques Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL)
Témoignage requis dans le cadre du procès en référé «J'accuse» c/AFA et autres fournisseurs d'accès devant M. Jean-Jacques Gomez, Premier vice-président du Tribunal de grande instance de Paris.
Ces propos ne sauraient nullement engager la Commission nationale de l'informatique et des libertés. Ils mêlent considérations juridiques et expériences acquises auprès de la CNIL mais rendent compte également, si vous le permettez, de réflexions plus personnelles.
1- La requête qui est présentée par l'association «J'accuse» ne met nullement en cause la liberté d'expression ni directement, par la mesure qu'elle demande au juge d'entreprendre, ni indirectement, par les effets que pourrait avoir une telle mesure. Aussi, en tant que tel, ce procès, n'oppose-t-il pas les partisans de la liberté d'expression de ceux qui voudraient la restreindre.
La liberté d'expression est une valeur fondamentale constitutionnellement protégée ; elle n'est pas la seule valeur qui soit protégée par la Constitution ou au titre des droits fondamentaux. En France et en Europe, notre histoire - et tout spécialement celle des années 40 - explique et justifie que la liberté d'expression connaisse des limites, ses frontières marquant précisément le socle de nos valeurs communes. Le racisme, l'anti-sémitisme, le négationisme, l'appel ou l'incitation à la haine raciale ne sauraient, dans notre pays, avancer masqués sous le pavillon de la liberté d'expression.
Une fatwa lancée contre Salman Rushdie n'est pas protégée par la liberté d'expression, pas davantage qu'un site Internet raciste, négationiste ou incitant à la haine raciale.
Apporter ces précisions, qui vont de soi, présente, me semble-t-il, le mérite de souligner que la décision qui sera finalement rendue sera sans doute fort commentée, constituera en tout état de cause un apport à forte valeur symbolique sur l'état du droit ou de la réflexion sur Internet mais n'altérera pas et ne menacera pas la conception que l'on se fait, en France, de la liberté d'expression. Qu'une mesure de filtrage, mise à la charge des fournisseurs d'accès, soit ou non ordonnée, en définitive, notre liberté d'expression demeurera entière : c'est-à-dire quasiment absolue jusqu'aux limites au-delà desquelles elle porterait à l'infamie.
A ce titre, on ne peut que souscrire aux témoignages éminents de MM. Alain Finkielkraut et Laurent Joffrin devant le tribunal. La liberté d'expression n'est pas en cause et la loi française doit s'appliquer dans toute sa rigueur.
Sans doute une coalition, un peu hétéroclite, de groupes d'intérêts commerciaux et libertaires qui a été soutenue, au moins dans un premier temps, par des idéologues libéraux et des gouvernements prudents, a-t-elle prôné l'idée qu'Internet était un monde tout à fait distinct du monde réel et qui échapperait, par nature, à la loi commune.
Ce groupe évidemment s'avançait masqué sous l'argument qu'une loi nationale ne pouvait pas s'appliquer à un réseau international. L'argument pouvait paraître avoir un certain poids. Mais il était spécieux : sous couvert de récusation de la loi nationale, c'est la «Loi» tout court qui était récusée, l'adhésion à un corps de valeurs communes et de civilisation. Pour des raisons différentes, mais un temps convergentes, chacun nourrissait l'idée, sans oser le dire à découvert, que le virtuel devait être un monde hors-la-loi.
Nous n'en sommes plus là et la réflexion a progressé. Jamais une nouvelle technologie n'a suscité en aussi peu de temps autant de réglementations (en tout cas au niveau européen) et de décisions de justice qui, incontestablement, scandent l'apparition du droit là où on voulait l'exclure. Et c'est heureux. On ne connaît pas de meilleur arbitrage des conflits que celui que dicte le souci de l'intérêt général, tel qu'il est traduit par une loi que le juge interprète.
Les Etats trouvent des normes communes applicables à Internet lorsqu'ils souhaitent faciliter le commerce électronique ou lutter contre le cybercrime. Il y a lieu d'y insister : la défense d'autres valeurs communes aux états démocratiques telle que la lutte anti-raciste devrait inciter au rapprochement des points de vue.
Ces considérations générales m'ont fait applaudir la décision «Yahoo» qui, d'une part, appliquait la loi, d'autre part, exportait des valeurs, enfin, a eu une grande efficacité puisqu'à ce jour il n'y a plus d'objets nazis en vente sur ce site.
2- M. Finkielkraut a en revanche prolongé la réflexion en soulignant que l'Internet ne devait pas être «le seul espace public sans imputabilité». Et sans doute cette phrase est-elle au coeur de ce procès. Il ne s'agit plus alors de savoir si la diffusion de contenus illégaux est licite ou illicite en France, ou si l'on s'accommode d'un monde virtuel qui échapperait au droit (il me semble que dans cette audience nul ne soutient de tels arguments), mais bien de rechercher si quelqu'un est coupable ou responsable du désordre de civilisation que crée l'accessibilité de sites à contenu contraire à nos valeurs communes.
J'entends bien que, dans un tel procès, il n'y a nul coupable. Et que ce qui est recherché c'est la mesure propre à faire cesser le trouble, en l'espèce une mesure de filtrage qu'il appartiendrait aux fournisseurs d'accès de mettre en oeuvre pour interdire l'accès à certaines pages ou à certains sites identifiés comme illégaux.
J'évoquerai succinctement les incidences de l'application de la loi «informatique et libertés» sur la mise en oeuvre d'une telle mesure (3), avant d'aborder des questions d'ordre plus général (4).
3- Au regard de la loi «informatique et libertés» du 6 janvier 1978, il conviendrait de s'abstenir d'accompagner le mécanisme de filtrage, s'il était ordonné, d'un fichier historique des tentatives de connexions des internautes (fichiers «log»). En effet, si trace était conservée des adresses IP des machines ayant tenté de se connecter aux sites litigieux, ce serait alors la navigation des internautes qui serait mise à jour et le secret des communications éventé1.
En outre, il y aurait alors «traitement automatisé d'informations nominatives» au sens de la loi du 6 janvier 1978 (en l'espèce l'adresse IP qui, même attribuée aléatoirement à la connexion, permet au fournisseur d'accès d'identifier l'abonné auquel cette adresse a été attribuée). Un tel fichier comporterait donc des données sensibles, au sens de l'article 31 de la loi du 6 janvier 1978, dans la mesure où une tentative de connexion à un site de cette nature (négationiste, raciste) est de nature à révéler «directement ou indirectement» les opinions politiques ou philosophiques des personnes. Sur ce point, la doctrine de la CNIL est rigoureuse : l'expression - fût-elle illégale - d'une opinion politique ou philosophique, relève des dispositions de cet article 31, lequel a été appliqué, à titre d'exemple, à des fichiers de personnes suspectées de terrorisme ou à des fichiers d'infractions sexuelles.
Evidemment, la loi «informatique et libertés» n'interdit pas, par principe, la constitution de tels fichiers, mais leur régularité serait alors subordonnée, à défaut de pouvoir recueillir le consentement exprès des personnes concernées (dans notre hypothèse, le consentement des internautes tentant d'accéder aux sites racistes ne peut pas, par définition, être recherché), à un décret en Conseil d'Etat pris après avis conforme de la CNIL. A défaut d'un tel décret, un tel fichage serait contraire à notre droit.
Pour conclure sur ce point, cela signifie clairement, en l'état du droit actuel, qu'un dispositif de filtrage qui serait accompagné de fichiers logs enregistrant les adresses IP des internautes ayant tenté de se connecter ne pourrait être mis en oeuvre régulièrement que si le gouvernement saisissait la CNIL d'un projet de décret en Conseil d'Etat et si ce texte recueillait un double avis conforme de la CNIL et du Conseil d'Etat.
En revanche, si un dispositif de filtrage ne conserve aucune donnée de connexion permettant d'identifier les internautes ayant tenté de se connecter, alors la loi du 6 janvier 1978 n'est pas en cause. Vous me permettrez d'ajouter qu'il s'agirait là d'une garantie minimale de protection des droits des personnes.
4- Au titre des questions d'ordre plus général, et qui ne situent pas sur le terrain de la loi «informatique et libertés», je me permettrais de donner mon sentiment personnel. Je crains qu'une mesure de filtrage de la nature de celle qui est sollicitée par l'association «J'accuse» soit dépourvue d'efficacité pratique et, alors que nous cherchons ensemble à faire triompher des valeurs communes, n'ait pour effet d'abandonner un élément de civilisation (le combat anti-raciste, la lutte contre le négationisme) à l'aléa.
Sur le premier point, celui de l'efficacité du filtrage, je ne veux pas évoquer les possibilités de contournement par les internautes eux-mêmes (fournisseurs d'accès étrangers, utilisation des services d'anonymisation, etc.). On n'a pas à attendre d'une mesure qu'elle soit à 100 % efficace pour l'ordonner. En revanche, un tel mécanisme de filtrage par «liste noire» d'URL serait limité au temps que les sites litigieux mettraient pour modifier leur URL, ou créer des sites miroirs. La mesure de filtrage pourrait donc n'avoir d'effet que pendant un court laps de temps, les fournisseurs d'accès sur lesquels pèserait le filtrage ne disposant pas des moyens légaux, ni sans doute matériels, de suivre à la trace les migrations successives d'un site hébergé à l'étranger. En outre, à supposer qu'une telle obligation leur soit faite, elle n'aurait d'effet qu'à l'égard des URL identifiées lors du procès. Un site migre, tout serait à refaire !
C'est d'ailleurs là qu'est le problème de l'intervention judiciaire, c'est-à-dire celui de l'aléa. Non que l'intervention judiciaire manque de légitimité, surtout à un moment où le droit est en train de se faire. Mais, par nature, l'intervention judiciaire est aléatoire, puisqu'elle n'existe que par la volonté d'une partie et que l'assignation la borne. Pas d'intervention judiciaire sans initiative d'une partie ; pas de prescription judiciaire au-delà de ce qui est visé dans l'assignation. On était déjà dans le temporaire, on peut craindre de n'être que dans le très partiel.
En outre, lorsque les parties sont des adversaires au procès - tel eût été le cas dans un procès entre une association anti-raciste et l'auteur d'un site raciste - l'intervention judiciaire met fin au conflit et chacune des parties est renvoyée, l'une à son droit, l'autre à ses obligations. Dans la présente affaire, la situation est très différente dans la mesure où nul ne soutient que les fournisseurs d'accès français soient les auteurs ou les complices des contenus illégaux, ils sont tiers, absolument étrangers, au trouble manifeste à l'ordre public que provoque la diffusion de contenu raciste. Les fournisseurs d'accès ne sont pas les adversaires de l'association «J'accuse».
Imposer par la voie judiciaire, et dans le silence de la loi, à ces tiers de contribuer à faire cesser le trouble, c'est les soumettre de manière générale à la diligence ou au zèle de chacun. Un seul site serait-il illégal, n'importe où dans le monde, que les fournisseurs d'accès français pourraient se voir astreints, à la demande d'un particulier, à mettre en oeuvre une mesure de filtrage.
J'ai évoqué l'inefficacité des mesures de filtrage, on devine combien un tel précédent serait susceptible de marquer la disproportion.
*
Au regard de l'idée que l'on se fait de la «civilité du réseau», la demande présentée par l'association «J'accuse» pourrait conduire à une inversion des valeurs.
A la différence de ce que vous avez jugé dans l'affaire «Yahoo», le 20 novembre 2000, elle reviendrait à faire peser sur des opérateurs tenus à la neutralité (les fournisseurs d'accès) une obligation de filtrage qui dispenserait les auteurs du trouble d'avoir à rectifier ou à mettre un terme à leurs agissements. On filtrerait, la mesure ne vaudrait que le temps d'un changement d'URL, mais les sites concernés demeureraient et l'idéologie qu'ils illustrent continuerait à se répandre sur le réseau, comme si de rien n'était, ni loi, ni valeurs, ni intervention judiciaire.
Ne pesant que sur les opérateurs nationaux en raison, pourtant, d'une diffusion depuis le territoire d'un pays tiers, une telle mesure ne contribuerait en rien, à la différence de l'ordonnance «Yahoo», à une prise de conscience mondiale de certaines valeurs qui devraient être, à l'heure du réseau international, mieux sinon universellement partagées.
En outre, en préconisant une mesure de filtrage, on peut se demander si l'action de l'association demanderesse ne repose pas, un peu hâtivement, sur l'idée que le trouble à l'ordre public qu'il convient de faire cesser serait le fait des internautes curieux de tels sites plutôt que l'existence de ces sites. Et sans doute convient-il d'observer avec grande prudence cette loi de notre temps qui préfère quelquefois s'attaquer à la demande pour tarir l'offre, sans égard pour la hiérarchie des responsabilités. Un usager de canabis est moins dangereux pour l'ordre public qu'un trafiquant international. Que serait un monde où chaque Etat réprimerait la consommation de stupéfiants et où aucun, par paresse ou «aquoibonisme», n'entreprendrait de lutter contre le trafic international.
S'agissant d'Internet, la décision «Yahoo» a pu manifester les valeurs européennes sur la liberté d'expression et sa juste portée. Cette décision a d'ailleurs eu un effet immédiat, malgré les contestations diverses dont elle a fait l'objet : il n'y a plus d'objets nazis en vente sur le site d'enchères ; la civilité sur Internet a progressé.
L'association demanderesse doit être pleinement consciente de la portée de sa requête : en aboutissant à interdire des tentatives de connexion, plutôt que d'inciter à rechercher les délinquants là où ils se trouvent, elle ne délégitime en rien la diffusion de contenus illégaux sur Internet, ne contribue en rien à une universalisation des valeurs européennes et peut donner l'impression d'une familiarité fâcheuse avec une mesure généralement préconisée par des Etats autoritaires. A ce dernier titre, au moins, elle peut alimenter la mauvaise querelle contre la décision «Yahoo» qui avait pourtant, tout au contraire, choisi de faire peser sur nul autre que le responsable de la diffusion de contenus illégaux - fût-il situé de l'autre côté de l'Atlantique - la charge nécessaire au respect des valeurs de civilisation.
En vous demandant de protéger un territoire, et bien mal, parce que partiellement, temporairement, et aléatoirement, elle abandonne le combat des valeurs et préconise une solution à l'inverse de celle que vous avez ordonnée dans la l'affaire «Yahoo».
«Pas d'espace public sans imputabilité» vous a dit Alain Finkielkraut. Mais que serait cet espace où l'on imputerait à celui qui n'a pas commis, au seul motif qu'on l'a sous la main ?
1 Un tel mécanisme de filtrage mis en place par les fournisseurs d'accès ayant pour effet d'empêcher qu'une requête émise par un internaute à destination d'un site (identifié par son nom de domaine, DNS) ou à destination d'une page d'un site (identifiée par son URL) ne constituerait-il pas, d'ailleurs, une «interception de communication», pénalement sanctionnée par l'article 226-15 du code pénal qui interdit l'interception des correspondances émises, transmises ou reçues par la voie des télécommunications ou de procéder à l'installation d'appareils conçus pour réaliser de telles interceptions, hors les cas prévus par la loi.