Introduction aux débats
Droits et droit dans le cyberespace
Yves Cochet
Mesdames, messieurs, chers amis,
Le colloque que vous organisez aujourd'hui est la manifestation d'une inquiétude et d'une action citoyenne devant l'un des aspects de l'immense transformation contemporaine du capitalisme dont les trois orientations fondamentales peuvent se résumer ainsi :
1. Un marketing centré sur l'individu, au risque de la disqualification progressive des repères de l'être-ensemble tels que les institutions, les cultures, les liens sociaux ou mêmes familiaux.
2. La suppression radicale de tous les intermédiaires entre producteurs et consommateurs tels que les commerçants, les négociants, les distributeurs ou les éditeurs. Seuls les transporteurs et les livreurs se développeront.
3. La promotion d'un ensemble de valeurs mondiales sur le modèle de l'idéologie californienne, c'est-à-dire un mélange de liberté hippie et de férocité du marché, d'individualisme libertarien et de déterminisme technologique, de libéralisme anti-étatique et d'éclectisme socioculturel.
À cette inquiétude ainsi sommairement décrite, vous tentes aujourd'hui de répondre en quatre débats dont les intitulés montrent bien que les citoyens que nous sommes tous et les pouvoirs publics auxquels je participe doivent et peuvent agir. Le monde réel et le monde virtuel sont à nous. Ils seront demain ce que nous en ferons.
Depuis au moins deux ans, les responsables politiques français et européens se sont saisis de ces questions. Les uns par les discours volontaristes du Premier ministre Lionel Jospin et du président de l'Assemblée nationale Laurent Fabius à Hourtin, suivi du projet de loi sur la société de l'information lui-même précédé d'une consultation des internautes jusqu'au 5 décembre prochain, cette double initiative gouvernementale étant inédite à ma connaissance. Les autres par une proposition de directive européenne relative à certains aspects juridiques du commerce électronique dans le marché intérieur. Les associations et groupes de citoyens eux-mêmes ne sont pas en reste comme en témoigne votre colloque ou encore l'initiative d'une proposition de loi visant à garantir un espace de liberté sur Internet diffusée en mars dernier à l'occasion de la fête de l'Internet. Bref, après une phase débridée de promotion de l'autorégulation absolue du cyberespace, chacun comprend désormais que les droits n'existent pas sans le droit.
Le commerce électronique renouvelle, à l'échelle mondiale, la réalité vécue du marché du village ou du quartier que nous fréquentons tous avec l'impression d'être en présence d'un marché parfait, comme disent les économistes, là où les prix se fixent en temps réel en fonction de l'évolution instantanée de l'offre et de la demande. Dans ce contexte réel, les produits et leurs prix sont devant vos yeux, immédiatement accessibles, tandis que les transactions se font sans délai en monnaie sonnante et trébuchante.
La situation du citoyen-consommateur connecté est tout autre. certes, il se trouve membre du village planétaire, passant d'un site à l'autre pour comparer les offres. Mais, à supposer qu'il ait trouvé une palette de choix des produits ou services qu'il recherche, de nombreuses questions se posent à lui quant à la transaction et à l'acquisition. Comme le souligne le projet de loi du gouvernement, ces questions tournent autour des notions de sécurité et de loyauté : comment être sûr de l'identité d'une entreprise sur un site web ? Quelle est la nature, à fin commerciale ou non, de l'information proposée ? Quelle est la valeur juridique des engagements pris en ligne ? Quels sont les droits du consommateur en cas de différend avec le vendeur ? Quels sont les risques liés à l'utilisation des moyens de paiement en ligne ? S'y ajoutent des questions géopolitiques : les citoyens du Sud et les exclus des pays du Nord seront-ils encore les laissés-pour-compte de ce marché virtuel ? De quelles façons la démocratie, la citoyenneté, le développement durable, l'égalité et l'insertion de tous sont-elles compatibles avec le commerce électronique ?
À ces questions, et à bien d'autres de la même importance, je ne puis répondre aujourd'hui mais j'espère que vous pourrez commencer à le faire. Néanmoins, je me propose d'énoncer quelques droits et responsabilités généraux pouvant inspirer le législateur français, communautaire ou international, en m'appuyant sur les travaux éclairants de l'association IRIS que je tiens à remercier de m'avoir invité. Tout d'abord :
1. Le droit à l'expression. Tout citoyen est en droit de créer et de produire des informations, et de les mettre à disposition de l'ensemble des citoyens du monde, sous sa propre responsabilité et dans le respect des règles régissant l'expression publique du pays dont il est citoyen.
2. Le droit à l'information. Tout citoyen a droit d'accès à tous les espaces publics de l'Internet.
L'une des conséquences bouleversantes de ces droits est la possibilité d'accès à l'Internet pour tous, que je traduis par la proposition d'un service public de l'Internet, c'est-à-dire la création d'une voirie électronique à haut débit, fréquentable à bas prix par tous les citoyens, ce que votre troisième débat envisagera. En matière commerciale, ces droits impliquent aussi que le citoyen-consommateur puisse identifier de façon fiable l'établissement stable de l'entreprise à laquelle il s'adresse.
3. Le droit à la confidentialité. Tout citoyen est en droit d'interdire ou de restreindre l'accès à des informations privées. Il doit lui être reconnu le droit d'utiliser librement des mesures et produits efficaces destinés à garantir l'authentification, la confidentialité et l'intégrité des communications.
Il s'agit là, entre autres, d'instaurer la liberté d'utilisation des moyens de cryptologie. Mais aussi, pour le commerce électronique, l'obligation de conservation des données de connexion, respectant le principe de neutralité technologique. Ces données de connexion doivent pouvoir être accessibles et utilisables par le citoyen-consommateur afin de poursuivre des entreprises indélicates, mais aussi n'être mises à disposition de tiers qu'après un accord explicite des citoyens-consommateurs. Ce qui nous conduit au ...
4. Le droit au respect de la vie privée. Tout citoyen peut s'opposer à la collecte de données nominatives, démographiques ou commerciales, à d'autres fins que le bon fonctionnement technique d'une prestation contractuelle.
Notons à ce propos que, bien que la France ne soit pas le pays le plus internetisé de l'Union européenne, les excellents travaux de la CNIL depuis vingt ans nous ont permis d'être parmi les meilleurs en ce qui concerne la protection des citoyens contre les risques du fichage informatisé massif.
En même temps que ces droits, existent des responsabilités. Il est maintenant acquis, en France, que les responsabilités des fournisseurs d'accès et de services sont séparées de celles des fournisseurs de contenus. Ce principe de séparation a été opportunément introduit, à la suite de l'affaire Altern.org, par mon collègue Patrick Bloche en première lecture du projet de loi relatif à la liberté de communication présenté par Catherine Trautmann au printemps dernier.
Quant aux contenus, leur production et leur mise à disposition publique est sous la responsabilité pleine et entière du fournisseur de contenus. Autrement dit, le citoyen, sur Internet, est soumis au droit commun. Dans le domaine commercial, ceci implique que le droit applicable aux activités d'un vendeur ou d'un prestataire est celui en vigueur dans le pays où il est établi, tandis que le droit applicable au contrat conclu par un citoyen-consommateur doit pouvoir être celui de son pays de résidence, sauf engagement explicitement contraire de sa part. Belle perspective de contradictions et de contentieux à venir.
Pour conclure, je veux répéter l'intérêt de votre colloque au moment où la France s'apprête à légiférer et où le commerce électronique n'en est qu'à son tout début puisque, comme vous le savez, la quasi-totalité des sites commerciaux sont encore déficitaires à l'heure actuelle (sauf peut-être Amazon.com), et servent plutôt de catalogues de préparation à l'achat dans le monde réel. N'oublions pas, en effet, que dans la relation commerciale, au-delà de la technique et de l'intérêt économique égoïste, c'est un rapport humain réel qui se jouent, rapport dans lequel le face-à-face physique avec le vendeur restera pour longtemps encore la dimension essentielle de l'échange.
Merci.